La logopédie… une science ?

Les actualités du CLIGe : la logopédie... une science ?

Si cette question était adressée à des personnes choisies aléatoirement, il y a fort à parier que les réponses seraient quasi-unanimes. Peu connaissent réellement notre métier, nos domaines d’expertise et notre démarche thérapeutique ; la plupart pense que nous aidons les enfants à mieux produire des sons ou à apprendre à lire et écrire ; certains, par expérience, savent que nous intervenons auprès de patients atteints de troubles neurologiques, mais ne pourraient réellement dire pourquoi et surtout, comment ; beaucoup imaginent une séance logopédique comme un espace de jeu, un cours de soutien, ou, au mieux, comme un coaching où les patients sont drillés pour acquérir des « techniques » et renforcer les acquisitions scolaires… Au final, rien de bien spécifique, rien de bien scientifique dans la représentation qu’ont les gens de la logopédie…

Qui imagine que notre rôle est d’établir le profil cognitif du patient, d’entrer dans cette boîte noire qu’est le cerveau pour mieux comprendre quelles opérations mentales sont efficientes ou déficitaires ; d’intervenir au plus près des besoins du patient ; de lui permettre de développer de nouveaux réseaux de neurones qui lui donneront accès aux activités dont il est privé ? Qui imagine que plusieurs hypothèses pourraient expliquer une difficulté à apprendre à lire, à parler, à communiquer ?  Qui imagine que « communiquer » et « parler » engagent des aptitudes et des processus différents ? Qui imagine que lire et écrire sont, avant tout, des activités langagières fortement dépendantes de l’oral, et que l’application de « techniques » n’est que secondaire ?

La liste des questions soulevées par nos pratiques est longue et ne constitue pas l’objet de notre article. Cependant, cette énumération nous permet de mieux comprendre pourquoi, aujourd’hui, la dimension scientifique de la logopédie n’est pas dans les esprits d’un large public. Et pourtant…

Parce qu’elle doit reposer sur des hypothèses qui peuvent être mises à l’épreuve des faits, la démarche logopédique/orthophonique est pourtant bien scientifique. En raison de la spécificité de son objet d’étude (l’humain) et de sa nature pluridisciplinaire, les outils permettant de valider les hypothèses formulées sont nécessairement différents de ceux utilisés en physique par exemple, un domaine dont la scientificité est aujourd’hui largement admise dans nos sociétés. Cependant, la spécificité de l’objet d’étude ainsi que la pluridisciplinarité de la logopédie doivent-elles pour autant remettre en question la nature scientifique de sa démarche ?

Sans entrer dans de grands débats épistémologiques qui pourraient être fastidieux à suivre pour le lecteur, cet article propose de montrer dans quelle mesure la démarche logopédique repose sur les principes de la méthode expérimentale, une approche dont le but principal est de vérifier la validité d’une hypothèse grâce à des mesures répétées en contrôlant, un à un, les paramètres (variables) qui pourraient induire des changements sur le comportement observé.

De la pluralité des approches à l’unicité d’une démarche scientifique

Se situant au carrefour de disciplines telles que la psychologie, la linguistique, la médecine, les neurosciences, l’éthologie, la sociologie et la pédagogie, l’approche spécifique dans laquelle s’inscrit la logopédie est caractérisée par la pluralité des outils et des procédés thérapeutiques. Aborder exhaustivement la question des « méthodes » utilisées dans ce domaine relève donc de l’impossible tant elles dépendent du thérapeute, de la part de chaque discipline injectée dans sa pratique et de la spécificité de chaque patient. Malgré cette diversité, les interventions sont motivées par les résultats de la recherche dans les disciplines concernées. La pertinence et l’efficacité des propositions thérapeutiques, pour un patient donné, sont argumentées et vérifiées, l’approche restant spécifique et sous-tendue par un fil conducteur rigoureux et robuste qui respecte les principes fondamentaux de la démarche scientifique.

Vers une modélisation de la démarche logopédique : de l’importance d’une approche rigoureuse et d’un rapport constant entre théorie et pratique

S’il est réducteur de définir le logopédiste à partir de son principal mandat d’expert du langage et de la communication[i], je reprendrai ici cette définition afin de faciliter la compréhension et de mieux appréhender le rôle du thérapeute et sa posture aux différentes phases de la thérapie.

[i] le logopédiste intervient dans les troubles de la communication non verbale, de la compréhension et de l’expression du langage oral et écrit, des fonctions oro-faciales (déglutition, respiration naso-nasale, par exemple), des activités cognitives liées à l’apprentissage ou à la cognition mathématique.

Lors du bilan, le principal objectif est de déceler, évaluer, diagnostiquer et expliquer les difficultés langagières et/ou communicationnelles dont souffre le patient.  Ainsi, il s’agira d’identifier les capacités préservées, de repérer quel(s) processus spécifique(s) pourraient expliquer les déficits observés, et de créer des liens pertinents entre les différentes capacités cognitives engagées.

Lors du traitement logopédique, il s’agira de proposer des solutions thérapeutiques dont l’efficacité et la robustesse ont été scientifiquement validées et qui s’avèrent, a priori, les mieux adaptées au patient et aux difficultés qu’il rencontre. Par la suite, il s’agira de s’assurer de sa progression, réévaluer et réajuster les propositions et les objectifs thérapeutiques selon l’évolution de ses difficultés ou troubles. En résumé, il s’agira donc de baser sa pratique sur les preuves scientifiques (et non sur des croyances ou des habitudes personnelles non valides (evidence-based practice)).

Pour accomplir ces différentes tâches, deux postures complémentaires doivent être adoptées par le thérapeute : l’observation et l’expérimentation. Lorsqu’il étudie les comportements langagiers, communicationnels et cognitifs dans des conditions naturelles sur lesquelles il n’exerce aucune influence, le logopédiste prend une position d’observateur. Lorsqu’il vérifie ses hypothèses dans des conditions contrôlées, en neutralisant ou manipulant les paramètres dont on connait l’influence sur ces mêmes comportements, il devient alors expérimentateur.

Si les méthodes et objets d’investigation peuvent varier selon que le logopédiste privilégie tour à tour l’observation ou l’expérimentation, la démarche générale d’investigation respecte les quatre étapes définies par le père de la méthode expérimentale, Claude Bernard (1865). Celle-ci se décompose en quatre étapes (cf. figure 1) que Bernard (1865) résume ainsi lui-même : « On fait une observation ou une expérience. Mais une fois l’observation ou l’expérience faite, on raisonne. C’est alors que toutes les explications peuvent arriver avec la couleur de l’esprit de chacun ».

Figure 1 : La démarche scientifique appliquée à la démarche logopédique, adaptation de Bernard (1865)
1ère étape : Constater la réalité

Selon Bernard (1865), la première phase de tout raisonnement scientifique consiste à constater la réalité, à récolter des données initiales qui, par la suite, permettront la formulation d’hypothèses précises et vérifiables.  Lors de l’observation clinique initiale, le logopédiste adopte cette approche empirique pour relever les conduites langagières et communicationnelles du patient dans des conditions naturelles d’échange ou de jeu. Le principal objectif sera de chercher à établir les « lois » qui régissent la présence ou l’absence des comportements attendus.

Cette phase d’observation est nécessaire mais n’est pas suffisante dans la mesure où elle ne permet pas (1) de rendre compte exhaustivement de la réalité, puisque toutes les situations possibles dans toutes les conditions possibles ne peuvent être observées ; (2) d’expliquer les événements identifiés et les liens qu’ils entretiennent, puisque tous les facteurs dont on connait l’influence sur le(s) comportement(s) étudié(s) ne sont pas contrôlés rigoureusement.

Par exemple, lors d’un premier entretien, le logopédiste pourra recueillir la plainte du patient pour savoir ce qui l’entrave dans sa vie quotidienne et les observations faites par l’entourage. Par ailleurs, il récoltera un échantillon de parole pour rendre compte de la façon qu’a le patient d’entrer en interaction, de construire ses phrases, de la qualité de son vocabulaire ou encore de son intelligibilité, i.e. la qualité de ses productions verbales.

2ème étape : Elaborer des hypothèses

Sur base de ces données initiales, la deuxième phase du raisonnement scientifique consiste à formuler une (des) hypothèse(s) expliquant les faits observés (Bernard, 1865).

Pour le logopédiste, la finalité sera de rendre compte de l’apparition des comportements mis en évidence préalablement. Ainsi, nos hypothèses concernent (1) les stratégies fonctionnelles et dysfonctionnelles du patient, (2) les liens pouvant être établis entre les différents éléments mis en évidence par l’observation et (3) les origines et causes éventuelles des difficultés rencontrées par le patient. De solides connaissances théoriques sont, à cette étape, indispensables pour élaborer des hypothèses précises et pertinentes. Même si l’intuition et l’expérience constituent des sources indispensables, le logopédiste reste critique et vérifie la pertinence de ses hypothèses en les confrontant aux données de la littérature scientifique (evidence-based practise).

Imaginons un jeune patient dont la qualité des productions orales est telle que son discours est inintelligible malgré un système auditif fonctionnel. Si l’on s’interroge sur la source de cette inintelligibilité, il s’agira de déterminer si le déficit se situe au niveau (1) du traitement de l’entrée auditive (perception/discrimination des sons pertinents dans la langue), (2) du stockage en mémoire (répertoire phonologique réduit et/ou représentations phonologiques sous-spécifiées) ou (3) de la production (programmation et/ou planification et/ou exécution des gestes articulatoires).

3ème étape : Opérationnaliser les hypothèses

La troisième étape, cruciale, consiste à opérationnaliser adéquatement les hypothèses posées de manière théorique lors de la phase précédente. C’est ce que Bernard (1865) nomme le « raisonnement ». Il s’agira de déterminer les paramètres d’intérêt, les variables pertinentes qui pourraient influencer l’apparition du phénomène et de mesurer adéquatement le comportement de manière à confirmer ou infirmer l’hypothèse. Pour le logopédiste, il s’agira de définir les facteurs qu’il doit contrôler et manipuler afin de créer, le plus rigoureusement possible, des conditions qui favorisent ou entravent les comportements langagiers et communicationnels du patient. Lors du bilan par exemple, cette opérationnalisation est effectuée par le choix de tests de langage adaptés, s’il en existe qui répondent aux exigences scientifiques définies par le logopédiste, ou par la création de tâches « maison » testant spécifiquement la validité des hypothèses. Reprenons notre exemple et imaginons que l’extrait de parole de notre patient inintelligible permette de constater que plusieurs phonèmes voisés, i.e. entraînant la vibration des cordes vocales (/b d ɡ v z ʒ/), sont assourdis et produits sans vibration des cordes vocales (respectivement /p t k f s ʃ/). Ainsi, « bâton » serait produit « paton » ; « vent » serait produit « fent » ; ou encore « visage » serait produit « fissache ». Lors de la 2ème étape, une première hypothèse pourrait être que l’inintelligibilité découle d’un déficit de traitement des propriétés des sons de la parole (ici, d’un déficit de perception du voisement). Pour opérationnaliser cette hypothèse et en vérifier sa validité, nous pourrions proposer une tâche de discrimination en demandant, par exemple, si « bétu » et « pétu » sont des non-mots identiques ou différents.

4ème étape : Analyser les résultats de l’expérimentation

Lors de la dernière phase, il s’agit de reprendre une posture d’observateur et d’analyser objectivement les résultats de l’expérimentation pour déterminer s’ils confirment ou infirment l’hypothèse initiale. Cette objectivité est capitale si l’on veut éviter les interprétations biaisées par les attentes, les illusions causales ou tout autre biais cognitif qui pourrait entraver le raisonnement. La confirmation ou l’infirmation des hypothèses initiales permettront de modifier, affiner et reconsidérer les hypothèses préalables et /ou d’en proposer de nouvelles. Pour reprendre notre exemple, si le patient perçoit bien la différence entre les sons, l’hypothèse d’une discrimination déficitaire responsable de l’inintelligibilité serait réfutée. Il s’agira alors de tester si le déficit se situe plutôt au niveau du stockage en mémoire à long terme ou au niveau de la production des sons.

Cette étape de vérification des hypothèses est cruciale à toutes les phases de la thérapie. Elle permet de diagnostiquer lors du bilan, mais aussi de réévaluer les objectifs thérapeutiques et réorienter le traitement si besoin en cours de thérapie. Elle permet aussi de pouvoir vérifier l’efficacité des soins prodigués et de développer une réelle expertise, un jugement clinique de qualité qui ne dépend pas seulement de l’expérience. Celle-ci est, certes, nécessaire mais toujours insuffisante puisqu’elle favorise les intuitions qui privilégient souvent des hypothèses immédiatement disponibles (biais de disponibilité) ou, par analogie avec des situations antérieures, plus saillantes (biais de saillance).

En conclusion

En conclusion, la démarche logopédique respecte le schéma typique du raisonnement scientifique. Le logopédiste prend tour à tour une posture d’observateur et d’expérimentateur. Il procède par induction, lorsqu’il observe les comportements langagiers et communicationnels du patient et cherche les « lois » qui les gouvernent. Il procède par déduction (approche hypothético-déductive) lorsqu’il formule et teste expérimentalement des hypothèses précises quant aux atteintes et stratégies du patient, qu’il établit et hiérarchise les objectifs ou qu’il évalue la pertinence de ses choix thérapeutiques.

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Odile Bagou

Dre en Psychologie de l’Université de Genève, Logopédiste ARLD-CLIGe

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